CHAPITRE 19
Siav avait expliqué à Fandarel et Bendarek comment exactement modifier et renforcer les réservoirs d’HNO3 qui devaient corroder les enveloppes métalliques des moteurs antimatière, et ils avaient suivi ses instructions à la lettre.
— Processus très lent, c’est certain, mais le taux de pénétration peut être mesuré et monitoré, dit Siav au Maître Forgeron. Les facteurs de sécurité intégrés aux grands moteurs interstellaires étaient immensément sophistiqués, et les données de construction ne sont pas disponibles pour trouver un moyen plus efficace de les annuler, de sorte que cette méthode rudimentaire est notre seule option. C’est pourquoi il est prudent de prévoir une large fenêtre, dont la longueur a été calculée à deux semaines, plus ou moins quelques jours. Le temps que les dragons transfèrent et positionnent les moteurs sur L’Étoile Rouge, la corrosion devrait avoir pénétré presque jusqu’à la capsule d’antimatière.
— Écoutez, Siav, je sais à quelle vitesse l’agenothree corrode le métal… commença Fandarel.
— Pas le métal utilisé pour ces vaisseaux, Maître Fandarel.
— Ah oui, dit Fandarel, se passant la main dans les cheveux, perplexe. Ce qui m’étonne, c’est la quantité d’agenothree requise pour atteindre l’antimatière.
Un diagramme apparut sur l’écran : un bloc massif entourant un cube ridiculement petit, enfermé dans une sphère à peine plus grande, et Siav reprit :
— Comme il a déjà été expliqué, l’antimatière représente une masse très faible d’approximativement deux cents grammes.
— Franchement, Siav, c’est ce que j’ai du mal à admettre ; comment deux cents grammes de n’importe quoi peuvent-ils propulser dans l’espace un vaisseau de la taille du Yokohama ?
— N’appréciez-vous pas l’efficacité, Maître Fandarel ? demanda Siav, d’un ton qu’on aurait pu qualifier d’amusé, et Fandarel avait souvent l’impression que la machine s’amusait. Le moteur matière/antimatière représente la quintessence de l’efficacité. Il n’exige qu’une très petite quantité de matière.
— Avec deux cents grammes de poudre noire ou même de nitroglycérine, on ne peut pas faire sauter grand-chose, répliqua Fandarel.
— L’énergie explosive dégagée par l’antimatière n’est en rien comparable à celle de la poudre noire ou de la nitroglycérine. Malgré la distance, vous pourrez voir l’éclair de l’explosion avec un télescope ordinaire quand l’antimatière explosera sur L’Étoile Rouge. Alors que vous ne verriez rien du tout avec deux cents grammes de poudre noire ou de nitroglycérine. Soyez assuré que cette installation comprend parfaitement la puissance qui sera dégagée.
Perplexe, Fandarel continua à se gratter la tête.
— Vous êtes un excellent artisan, Maître Fandarel, et vous avez appris à une vitesse étonnante au cours de ces derniers quatre ans et neuf mois. Mais comme l’antimatière, contrairement à l’atome que vous avez étudié récemment, ne peut pas être étudiée en laboratoire, vous devez vous en remettre aux explications théoriques. L’antimatière ne peut pas être mise en présence de la matière telle que vous la connaissez – minerai, terre, gaz, eau. L’antimatière peut être confinée, comme elle l’est dans le moteur du vaisseau, et, une fois contrôlée, devient la source d’énergie la plus puissante que l’humanité ait à sa disposition. À ce stade de vos études de physique, vous ne pouvez pas comprendre ces concepts. Mais vous pouvez les utiliser à votre avantage – grâce aux techniques connues de cette installation et aux sauvegardes déjà exposées. Dans la suite de vos études, vous arriverez à comprendre même les anomalies de l’antimatière. Mais pas maintenant. Le temps devient un facteur critique. L’Étoile Rouge doit être délogée de son orbite actuelle exactement à l’endroit où elle approchera plus tard la cinquième planète de votre système.
« Avez-vous des colliers d’assemblage pour fixer les réservoirs d’HNO3 aux moteurs ? »
— Oui, dit Fandarel, montrant ceux que lui et ses meilleurs maîtres avaient confectionnés pour maintenir les réservoirs étroitement collés aux moteurs et permettre au liquide corrosif de suinter sur le métal en un flux régulier.
— Alors, vous devriez commencer à les installer.
L’écran projeta un autre schéma.
— Je pourrais faire ça en dormant, grommela Bendarek.
— Il serait malavisé de vous endormir dans l’espace, Compagnon Bendarek, répliqua immédiatement Siav.
Bendarek grimaça et lança à Fandarel un regard d’excuse.
— N’oubliez pas de vous attacher quand vous serez en AEV, reprit Siav. F’lar et son bronze seront dans la soute en cas d’urgence.
Rassemblant leurs matériel, Fandarel et Bendarek se dirigèrent vers le Sas E-7, le plus proche de la galerie des machines. Les grandes bouteilles d’agenothree, les plus grandes qu’eût jamais fabriquées Fandarel, entouraient les parois du sas où les attendaient les autres membres de l’équipe, tous revêtus de leur combinaison, à part le casque. Quand Fandarel et Bendarek furent prêts, ils coiffèrent et assurèrent leurs casques, chacun des six hommes vérifiant la bouteille d’oxygène et le harnais de sécurité de son équipier.
Sur un signe de tête de Fandarel, Bendarek ferma le sas, puis ouvrit la porte extérieure. Evan et Belterac prirent une bouteille, Silton et Fosdak en prirent une autre. Bendarek tendit les colliers d’assemblage à ses camarades, vérifiant que chacun avait les outils nécessaires. Puis Fandarel posa le pied sur l’échelle menant du sas à la galerie des machines.
Malgré sa taille et son volume imposants, le Maître Forgeron paraissait minuscule auprès de la masse énorme contenant les deux cents grammes d’antimatière si efficaces. Pour une fois, Fandarel se sentit tout petit au regard de la tâche à accomplir : grain de sable à côté d’une dune. Mais il y avait un travail à faire, pour lequel il était qualifié, alors il écarta la comparaison de son esprit, et, sans jeter un regard en arrière, fit signe à Evan et Belterac de le suivre.
Ils étaient tous habitués à l’apesanteur et aux activités extravéhiculaires, et parfaitement conscients des dangers inhérents à ce nouvel environnement. À la surprise de Fandarel, Terry, son bras droit depuis si longtemps, n’avait pas supporté l’immensité de l’espace, ni même le manque de gravité, quoiqu’il n’eût jamais rechigné à voyager à dos de dragon. Il y avait eu quelques accidents – cinq exactement – mais heureusement, il y avait toujours des dragons dans les parages, et les hommes qui avaient détaché leurs harnais de sécurité par inadvertance avaient été ramenés à bord du Yokohama. Belterac était le seul à avoir surmonté sa peur et continué l’entraînement. Mais Belterac était de nature flegmatique.
Enfin, la main gantée de Fandarel toucha l’échelle d’accès, montant le long de la galerie des machines. Hors de sa portée, à une demi-longueur, se trouvaient les poutrelles rondes auxquelles étaient attachées la cargaison durant le long voyage de la Terre jusqu’à Pern. Quand le moment viendrait d’emporter les moteurs sur L’Étoile Rouge, les dragons, protégés du froid cuisant de l’espace pas des gants spéciaux, saisiraient ces poutrelles et disparaîtraient dans l’Interstice. Siav doutait toujours, Fandarel le savait, que les dragons, même en s’y mettant à plusieurs centaines, pussent déplacer une telle masse. Pourtant, s’ils devaient avoir confiance en ce que Siav leur disait, Siav pouvait leur rendre la politesse. S’assurant que Belterac et Evan le suivaient, Fandarel attacha son harnais à la rampe de l’échelle, et, posant les mains sur les premiers échelons, il se hissa.
La montée fut longue. Il arriva enfin au sommet du moteur, assez large pour que cinq dragons s’y posent à la queue-leu-leu. Et le moteur était quatre fois plus long que large. Fandarel n’était pas encore habitué à des dimensions si colossales. Le diagramme de Siav bien présent à l’esprit, Fandarel avança avec précaution vers l’endroit où il devait positionner les bouteilles d’HNO3. La destruction de ce métal étonnant désolait Fandarel, et d’autant plus que Siav lui avait affirmé que Pern ne possédait pas les minerais nécessaires à la reproduction d’un tel alliage.
Bendarek et Fosdak étaient restés en bas pour attacher les câbles de halage aux bouteilles. Quand ceux d’en haut eurent assuré leurs harnais, ils purent hisser les bouteilles sans que leurs efforts les fassent dériver dans l’espace. L’équipe était bien entraînée, et les bouteilles hissées furent bientôt arrimées au moteur. Finalement, ils y fixèrent les panneaux solaires noirs qui empêcheraient l’agenothree de geler ou bouillir durant l’opération. Puis, Bendarek tendit cérémonieusement à Fandarel la clé permettant d’ouvrir les buses par où s’écoulerait l’agenothree corrosif.
— Trois moins un, reste deux, dit Fosdak avec son impudence habituelle.
Je sais, je sais, dit Hamian avec irritation, le visage inondé de sueur, repoussant à deux mains ses cheveux en arrière, et regardant F’lar dans les yeux.
Hamian travaillait, nu jusqu’à la ceinture dans la chaleur qui faisait partie de la pénibilité de son métier. L’objet du litige était le matériau plastique qu’Hamian, Zurg, Jancis, et une cinquantaine d’autres compagnons et maîtres de divers Ateliers, essayaient de produire en quantité – et qualité – suffisantes pour protéger les chevaliers-dragons lors de leur épique entreprise.
Tandis que le plastique qu’il avait fabriqué en appliquant les formules de Siav était souple et résistant pour l’enveloppe extérieure, le rembourrage et la doublure de coton posaient des problèmes à l’assemblage. Comme l’enveloppe extérieure en plastique devait être imperméable à l’air, il était impossible de la coudre. Hamian avait essayé des colles de toutes les sortes, essayant d’en trouver une qui ne devînt pas friable dans l’espace tout en liant bien les trois couches. Il ne comptait plus les combinaisons qu’il avait envoyées sur le Yokohama pour qu’on les teste.
En comparaison, les gants pour les dragons avaient été relativement simples à confectionner, même si les pieds des dragons étaient aussi différents, en longueur et en largeur, que les pieds des humains. Il leur avait quand même fallu plusieurs mois pour fabriquer les trois cents paires nécessaires.
— Oui, je sais que le délai approche, F’lar, mais nous travaillons jour et nuit. Nous avons cent soixante-douze combinaisons terminées et testées.
Il leva les mains au ciel, résigné.
— Personne n’a rien à vous reprocher, dit F’lar.
— Écoutez, dit Jaxom d’un ton conciliant, au pire, nous pouvons transporter les moteurs en trois fois. Les combinaisons sont de tailles assez variées pour que les chevaliers-dragons puissent les échanger.
F’lar fronça les sourcils, n’appréciant pas cette alternative.
— Ce n’était qu’une suggestion, dit Jaxom. Cela permettrait à Hamian de relâcher un peu la pression.
— Mais ce devait être un effort commun…
— Vous savez aussi bien que moi, F’lar, que Siav a prévu une large fenêtre, dit Jaxom, présentant ses arguments aussi subtilement que possible, pour que F’lar ne réalise pas que Siav ne voulait pas plus de deux cents combinaisons.
La nécessité de manipuler ses meilleurs amis ne plaisait pas à Jaxom, mais c’était pourtant capital s’il devait exécuter le plan de Siav.
— Ce n’est pas comme si les moteurs devaient être déposés tous les trois en même temps.
— Oui, c’est vrai, dit F’lar, s’épongeant distraitement le front.
— Combien de temps mettons-nous maintenant à ôter nos combinaisons ? Une demi-heure au plus. Hamian n’a plus besoin que d’en fabriquer une vingtaine – davantage si possible, bien sûr, mais nous en avons déjà presque assez.
— Et le temps presse, dit Hamian, se détendant légèrement.
Il n’aurait pas aimé échouer dans cette entreprise, mais ils avaient perdu beaucoup de temps à régler de petits détails auxquels personne n’avait pensé dans l’enthousiasme du début.
— Tout prend plus de temps et coûte davantage que prévu. Zut, je ne voudrais pas vous faire échouer !
— Qui pourrait le prétendre ? demanda Jaxom. Vous avez déjà assez de combinaisons comme ça.
F’lar regarda Jaxom, légèrement étonné. Sachant qu’il venait d’usurper une prérogative de F’lar, Jaxom arbora son sourire le plus engageant et haussa modestement les épaules.
— Oui, comme vous le dites, Jaxom, il y a assez de combinaisons si les chevaliers-dragons les échangent.
— Alors, je peux prendre le temps de manger un morceau ? dit Hamian, rayonnant de soulagement. Vous me tenez compagnie ? ajouta-t-il, montrant sous l’auvent une table posée sur des tréteaux.
Certains de ses collaborateurs se servaient, car chacun mangeait quand il en trouvait le temps.
— Les chevaliers-dragons sont toujours les bienvenus à notre table.
Jaxom sentit que F’lar l’observait pendant tout le repas, mais il feignit de ne pas le remarquer. Il allait secrètement demander à Siav de relâcher un peu sa pression sur Hamian. Il faisait l’impossible – mais il ne pouvait pas se douter que Siav rejetait délibérément des combinaisons sans doute parfaitement acceptables à tous égards. Deux cents combinaisons – et pas une de plus – résoudraient les problèmes des voyages temporels de Jaxom.
Bien que le Terminus supportât l’essentiel des efforts pour le dernier assaut contre les Fils, une agitation fébrile régnait sur toute la planète à mesure que les jours du dernier mois passaient les uns après les autres.
Oldive et Sharra avaient enrôlé autant de guérisseurs que possible, et aussi, à la suggestion de Maître Nicat, quelques tailleurs de diamant, habitués à travailler à la loupe et avec de petits outils. On redoubla d’efforts pour trouver le « prédateur » des Fils le plus efficace. On en avait essayé beaucoup, mais aucun ne s’était révélé assez virulent au goût de Siav. Et une fois sélectionné, le virus choisi – modifié en forme plus parasitaire – devrait être capable de se répliquer en utilisant le matériau des ovoïdes.
Dans les salles de classe du Terminus et le laboratoire du Yokohama, tous les chercheurs passaient de longues heures à des travaux durs et monotones, malgré la fatigue visuelle, les migraines et les douleurs dorsales. Siav les consolait.
— Les Fils sont des organismes très désorganisés, pas même aussi organisés que les bactéries indigènes que vous avez isolées au cours de vos études de biologie. On ne peut pas vous demander de comprendre la reproduction d’une telle forme de vie.
— Nous n’avons pas assez de temps ! dit Mirrim entre ses dents.
C’était sa trouvaille que Siav venait de rejeter.
— Bien sûr, nous pourrions les garder pour les étudier après, dit-elle en s’éclairant.
Devant l’air horrifié de ses collègues, elle se ravisa.
— Non, je suppose que non. Alors, retour au microscope. C’est mon quatre-vingt-dix-huitième essai de la journée. Je décrocherai peut-être le gros lot au centième !
— Encore vingt-deux jours ! soupira Oldive en se remettant au travail.
Plus tard, quand Lytol écrivit l’histoire des années de Siav, il ne se souviendrait que des résultats, pas de la frénésie qui les avait accompagnés, tout en reconnaissant tous ses mérites à quiconque avait participé aux différents projets.
Finalement, tous les préparatifs furent terminés – deux jours entiers avant la date fixée par Siav.
Deux cents chevaliers en combinaisons montés sur deux cents dragons gantés attendaient le signal dans leurs Weyrs. Neuf autres chevaliers-dragons en combinaisons s’apprêtaient à jouer leur rôle dans cette grande entreprise, en disséminant les parasites qui devaient détruire les ovoïdes. Les trois chefs, F’lar, N’ton et Jaxom, attendaient dans la soute du Yokohama. Lessa s’y trouvait aussi avec Ramoth qui préparait sa ponte, et Jaxom n’avait pas osé demander à F’lar et Mnementh comment ils avaient minuté l’événement avec tant de précision. Lessa acceptait de ne pas participer à cette aventure, mais son exclusion ne lui plaisait pas.
Maître Fandarel et Belterac s’apprêtaient à séparer la galerie des machines du Yokohama de la sphère principale. Bendarek sur le Bahrain, et Evan sur le Buenos Aires se préparaient à procéder à la même opération. Cela fait, les dragons viendraient prendre leurs places.
Siav avait désigné F’lar pour transporter le moteur du Yokohama et le déposer approximativement au milieu de la Grande Faille de L’Étoile Rouge. Jaxom devait emmener son groupe à un bout de la Faille, et N’ton devait déposer le sien à l’autre bout, à proximité des immenses cratères – et quand. Empêcher N’ton de le deviner, c’était là le hic.
Chaque groupe de bronzes s’adjoindrait trois dragons bruns, bleus et verts, dont Mirrim, qui dissémineraient les parasites des ovoïdes sur toute la surface de la planète et dans l’anneau d’ovoïdes en orbite autour de son équateur. Oldive et Sharra avaient terminé leur mission juste à temps. Le centième essai de Mirrim s’était révélé le bon.
Le front plissé de concentration, Maître Fandarel tapa d’un doigt prudent les mots de passe qui devaient activer la séquence appropriée pour libérer les moteurs. Siav avait dû les chercher longtemps avant de les trouver dans les codes secrets des fichiers personnels des capitaines.
— Voilà ! dit le Maître Forgeron, l’air triomphal.
Le moniteur afficha des lumières, puis un message s’éclaira – mais pas celui qu’attendait Fandarel.
— Il y a un problème, dit-il. L’ordinateur refuse d’activer.
Le mot de passe a été donné, la séquence nécessaire a été fournie. La séparation devrait se produire, dit Siav.
— L’écran dit « Incapable d’activer ».
— Incapable d’activer ? dit Siav, d’un ton sincèrement surpris.
— Incapable d’activer, répéta Fandarel, se demandant quel pouvait être le problème.
La machinerie du Yokohama, bien que dormante depuis des siècles, avait toujours réagi aux sollicitations.
— Je vais recommencer, dit Fandarel.
— Un examen est en cours pour déterminer s’il s’agit d’un mauvais fonctionnement de l’ordinateur, répondit Siav.
— Maître Fandarel ? demanda Bendarek du Bahrain. Pouvons-nous commencer ?
— La séparation n’est pas encore accomplie, dit Fandarel, étreint par un puissant sentiment d’échec et espérant qu’il ne durerait pas.
— Ne devrais-je pas essayer, pour voir si le Bahrain réagit mieux ? dit Bendarek, essayant de réprimer son impatience.
— Siav ?
Fandarel avait toujours été généreux ; si Bendarek réussissait, tant mieux.
— Aucun mauvais fonctionnement n’a été découvert dans le programme, dit Siav. Il est recommandé que le Bahrain procède à la séparation.
Bendarek n’eut pas plus de chance que Fandarel.
— Mon écran affiche : « Mauvais fonctionnement découvert ». Mauvais fonctionnement de quoi ?
Sur le Buenos Aires, Evan entra son programme, et reçut en réponse : « Panne mécanique ».
— Quel est le diagnostic correct ? demanda Fandarel, se sentant un peu justifié par l’échec des autres.
— Tous peuvent être corrects, dit Siav. Recommençons au départ.
Fandarel pensa qu’il pouvait profiter de l’idée, et répéta, mais sans taper les touches, la séquence qu’il avait entrée.
— Il s’agit d’un mauvais fonctionnement mécanique, annonça Siav.
— Bien sûr ! tonitrua Fandarel, réalisant que ce ne pouvait pas être autre chose. Ces vaisseaux sont dans l’espace depuis deux mille cinq cents ans. Les parties mécaniques ont besoin de maintenance.
— C’est correct, Maître Fandarel, dit Siav.
— Pourquoi ce délai, là-haut ? demanda F’lar de la soute.
— Un petit problème, répondit Fandarel. Où ? ajouta-t-il à l’adresse de Siav.
— Les colliers d’assemblage sont grippés, par manque d’entretien.
— Pas simplement gelés, non ? demanda Fandarel.
— Vous avez beaucoup appris, Maître Fandarel. Heureusement, les colliers peuvent être lubréfiés de l’intérieur, par un accès très étroit.
L’écran s’alluma et projeta un schéma de l’aire comprise entre les deux coques du Yokohama.
— Toutefois, un lubrifiant spécial s’impose, car il fait très froid dans cette section, et les huiles ordinaires se figeraient. Un mélange de néon, d’hydrogène et d’hélium liquides avec une faible adjonction de fluide au silicone devrait convenir. Ce sera l’équivalent d’une huile pénétrante mais adaptée aux très basses températures. Le faible poids moléculaire des gaz provoque leur évaporation, mais leur viscosité est très basse et entraîne l’huile de silicone plus lourde jusqu’en les interstices les plus ténus. Cela résoudra notre petit problème.
— Petit Problème ? dit Fandarel, perdant patience pour une fois. Nous ne possédons pas ces gaz liquides.
— Vous avez les moyens de les produire, si vous vous souvenez des expériences sur l’hélium liquide.
Fandarel s’en souvenait.
— Cela prendra du temps.
— Nous avons le temps, dit Siav. Une large fenêtre a été prévue pour ce transfert. Le temps ne manque pas.
Les chevaliers-dragons furent contrariés du délai – ils s’étaient mentalement préparés avec leurs dragons à cette entreprise incroyable et étaient impatients de passer à l’action.
— Si ce n’est pas une chose, c’en est une autre, non ? dit N’ton avec un sourire ironique.
— Demain ? demanda Jaxom, souriant pour dissiper l’irritation de F’lar. Demain, même heure, même poste ?
F’lar repoussa sa mèche qui semblait ne jamais tenir à sa place, et fit claquer ses doigts.
— Nous allons prévenir les chevaliers-dragons, Siav.
Malgré sa désinvolture de surface, Jaxom avait été incroyablement déçu du délai. Plus que personne, il avait dû se préparer à l’effort fantastique que Siav exigeait de lui et de Ruth.
Un jour ne fait pas grande différence pour moi, Jaxom. Le repas que j’ai fait hier me soutiendra plusieurs jours, dit Ruth, encourageant.
Parfait, répondit Jaxom, plus lugubre que les circonstances ne le justifiaient – mais il s’était préparé à agir aujourd’hui ! Eh bien, retournons au Weyr Oriental pour mettre mes escadrilles au repos.
En fait, il fallut plusieurs jours pour fabriquer le lubrifiant spécial. Jaxom faisait manger à Ruth un petit wherry tous les soirs, et Ruth finit par se plaindre qu’il serait tellement bourré de nourriture qu’il ne pourrait pas faire un saut dans le passé, et encore moins deux.
— Ça vaut mieux que de t’évanouir entre deux époques, répliqua Jaxom.
Il passa ces journées d’oisiveté au Fort de la Baie avec Sharra, qui se reposait de son travail intense au laboratoire. Elle avait maigri et elle avait les yeux cernés. Au moins, il pouvait s’occuper d’elle. Et de lui. Et de Robinton.
Jaxom se désolait du changement survenu chez le Maître Harpiste, changement subtil, mais, comme Lytol et D’ram, il se rendait compte que Robinton s’était remis du choc physique, mais pas du choc moral de son enlèvement. Il ne redevenait lui-même qu’en compagnie, mais trop souvent, Jaxom le surprenait plongé dans ses pensées – troublantes et chagrines, à en juger sur la tristesse de son regard. Il semblait également boire moins, et avec moins de plaisir. Il continuait à faire les gestes de la vie par habitude, mais il n’était pas là.
Zair s’inquiète, dit Ruth à Jaxom, quand il le surprit à se morfondre sur l’état du Harpiste.
— Il lui faut peut-être encore un peu de temps pour récupérer, dit Jaxom, tentant de se rassurer. Il n’est plus aussi jeune qu’autrefois, aussi résistant. Et c’était une expérience traumatisante. Quand tout cela sera terminé, il faudra trouver quelque chose pour le tirer de son apathie. Sharra l’a remarquée aussi. Elle en parlera avec Oldive. Nous ferons quelque chose. Dis-le à Zair. Maintenant, juste une fois de plus, revoyons la carte du ciel de notre premier saut dans le passé.
Nous la connaissons mieux que la carte du ciel actuel, dit Ruth, qui s’exécuta pourtant.
L’ordre de rassemblement leur parvint en fin d’après-midi. Fosdak, le plus svelte des compagnons forgerons, s’insinua dans l’étroit accès et pompa le lubrifiant dans les joints des énormes pinces retenant le moteur à la coque. Ce travail exécuté sur les trois vaisseaux, Fosdak revint au Yokohama, raisonnablement sûr du succès.
De nouveau, Fandarel tapa le mot de passe et le code, puis la touche « Entrée », et attendit. Cette fois, l’ordinateur répondit : « Prêt à exécuter ».
— Je suis prêt à exécuter l’ordre, dit Fandarel.
— Alors, allez-y, mon ami, allez-y ! s’écria F’lar.
Fandarel activa le programme. Il ne sut jamais si quelqu’un d’autre entendit les grincements et craquements métalliques et le « cling » final des énormes pinces qui s’ouvraient, mais le bruit fut assez fort dans la section des machines.
— Séparation accomplie ! dit-il, activant l’optique extérieure pour juger de l’effet.
— Alerte aux Weyrs ! cria F’lar.
Et Fandarel put admirer l’arrivée soudaine des dragons, chacun se posant à son poste le long des poutrelles supérieures.
— Magnifique !
— Séparation réussie sur le Bahrain ! s’écria Bendarek.
Fandarel ne voyait pas le Bahrain, mais Jaxom, si, car c’était sa plate-forme de départ. Quand F’lar avait appelé les escadrilles – des Weyrs de Benden, Igen et Telgar – placées sous ses ordres, Jaxom avait alerté les siennes, d’Ista et des Weyrs Méridional et Oriental. Le rassemblement qui suivit fut le plus impressionnant qu’il eût jamais vu de sa vie. Chacun prit son poste au même instant, comme pendant les entraînements. Les serres des dragons se refermèrent sur les longues poutrelles, et toutes les têtes casquées sur tournèrent vers la section de poupe où il attendait avec Ruth.
Ruth, transmets les instructions sous forme de carte céleste. N’oublie pas qu’il n’y a pas de cratère à l’endroit de la Faille où nous allons.
Je sais, parce que c’est nous qui allons le provoquer, répondit Ruth d’un ton transporté.
Aucune confusion ne pouvait survenir pendant ce transfert ; les dragons attendaient leurs instructions de Ruth. Aucun n’était allé sur L’Étoile Rouge. Et tous les chevaliers-dragons avaient été prévenus que le saut dans l’Interstice serait plus long que ceux dont ils avaient l’habitude, et qu’ils ne devaient pas oublier de respirer régulièrement.
Ils comprennent et ils sont prêts, dit Ruth.
Jaxom prit une profonde inspiration et leva le bras.
Alors, allons-y, dit-il abaissant le bras.
Même s’il s’y attendait, le transfert parut long à Jaxom. Il compta trente respirations posées. Dommage que Lessa ne se souvint pas du temps qu’elle avait mis pour remonter à quatre Révolutions dans le passé – cela l’aurait rassuré. À trente-deux, Jaxom eut du mal à dominer son angoisse. Voilà ! s’écria Ruth, surgissant au-dessus de la Grande Faille.
Dans le ciel, les constellations formaient les configurations attendues. Le paysage était aussi lugubre à cette époque reculée qu’à celle de Jaxom.
Il ramena son esprit à la tâche présente. Ils avaient dix minutes pour déposer l’énorme moteur dans la faille.
Ceux qui sèment les parasites sont au travail, dit Ruth.
Jaxom donna l’ordre aux dragons d’abaisser leur charge, puis il eut un grand sourire. Les dragons avaient réussi cet incroyable voyage ! Le poids du moteur n’avait pas compté – car ils ne l’avaient pas considéré comme sortant de l’ordinaire.
Nous avons réussi, Ruth ! Nous avons réussi ! dit-il, transporté.
Naturellement. Doucement maintenant, gardez le moteur horizontal, ajouta Ruth, et Jaxom fit un signe aux dragons de queue qui descendaient plus vite que ceux de tête. T’gellan demande à quelle profondeur nous allons ?
Dis-lui aussi loin que possible sans que les ailes des dragons ne touchent les parois. On devrait trouver quelque protubérance rocheuse pour y déposer le moteur. Doucement, descendez à vitesse régulière.
Ils étaient bien au-dessous du rebord de la Faille quand il sentit tout le moteur vibrer.
Passons dessous, Ruth, pour voir si cette corniche conviendra. Les yeux de Ruth brillèrent au-dessus du granit, puis ils se retrouvèrent sous la strate.
Le moteur sera un peu incliné quand ils le lâcheront, dit Ruth, qui voyait mieux que Jaxom dans la pénombre.
Qui est à la proue ? demanda Jaxom.
Heth, Clarinath, Silvrath, Jarlath.
Demande-leur d’abaisser leur charge aussi loin qu’ils peuvent.
C’est fait.
Demande-leur de lâcher tout, mais d’être prêts à ressaisir la poutrelle. Il ne faut surtout pas que ce moteur glisse dans l’abîme.
Heth dit que si la poupe avance d’une demi-longueur, il y a une solide corniche à la proue.
Transmets ce message à Monarth.
C’est fait.
Jaxom vit les vibrations du moteur qui se stabilisait sur la corniche.
Parfait. Jaxom fit signe aux chevaliers-dragons se trouvant face à lui de lâcher tout.
Cela fait, et les dragons continuant à planer au-dessus de leur charge, serres ouvertes prêtes à la ressaisir, il jugea que la masse du moteur était stable. Il consulta le chronomètre à son poignet. Huit minutes avaient passé. Ils avaient terminé.
Tout en faisant signe aux escadrilles de sortir de la Faille, il demanda à Ruth de faire atterrir les dragons au bord de l’abîme.
Le travail des semeurs se passe bien, Ruth ?
Oui. Mirrim a fait atterrir Path une fois pour examiner les ovoïdes à la surface. Il y en a beaucoup plus qu’elle ne s’y attendait.
Dis à Path que Mirrim ne doit pas, sous aucun prétexte, rapporter un échantillon. Nous en avons assez chez nous, dit Jaxom avec fermeté. Il ne lui aurait plus manqué que ça, rapporter un artefact datant de mille huit cents Révolutions !
Path dit qu’il y en a beaucoup de pourris.
Raison de plus pour les laisser où ils sont !
Path n’en rapportera pas.
Jaxom consulta son chronomètre. Une autre minute avait passé. Les dragons et leurs maîtres regardaient autour d’eux avec curiosité.
T’gellan demande si ces moteurs vont exploser tout de suite.
Non, pas selon ce qu’indiquait la jauge de Bendarek quand il en a vérifié le niveau. J’espère que tout va bien pour F’lar.
De nouveau, l’aiguille des secondes avait fait un tour complet.
Rappelle les autres, Ruth. Nous rentrons.
Huit secondes plus tard, les chevaliers bruns, bleus et verts se posaient près des bronzes.
Maintenant se plaçait l’épisode dangereux, celui que redoutait Jaxom depuis que Siav l’avait informé de son plan : ramener les dragons et leurs maîtres sains et saufs à leur époque. Fais bien comprendre à chaque dragon qu’il doit rentrer à son propre weyr. Le voyage aura duré quatorze minutes, de sorte qu’il n’y a pas de danger qu’ils entrent en collision avec eux-mêmes au retour, n’est-ce pas ?
Je vous ai dit bien des fois, Jaxom, qu’ils ne se perdront pas. Tous les dragons savent rentrer à leur weyr.
Chaque dragon doit bien faire comprendre à son maître que cet ordre ne souffre aucune exception. Je leur dirai qu’ils sont trop loin de Pern pour désobéir. Et ils ne désobéiront pas. En tout cas, pas les dragons. L’ordre est transmis. Je ne suis peut-être pas une reine, mais les dragons ont confiance en moi. Encore étreint d’appréhension, Jaxom demanda à Ruth de s’élever un peu au-dessus de la surface pour que tous les dragons puissent le voir. De retour à leurs weyrs, ils doivent ôter immédiatement leurs combinaisons que des bruns viendront prendre pour les apporter au Weyr de Fort.
Pour notre voyage suivant, dit Ruth, avec une telle fierté que Jaxom en resta pantois. Il avait vraiment tort de s’inquiéter que ce double saut dans le passé n’affecte la résistance de son petit dragon. Il vit tous les casques tournés vers lui, et il leva le bras, pour donner le signal du départ. Une seconde plus tard, Ruth repartait pour le Yokohama.
Curieusement, le retour lui sembla plus long, et pourtant ils émergèrent à sa trentième respiration dans la soute : du Yokohama. Il vit d’abord Ramoth, Lessa debout près d’elle, puis F’lar surgit à leur côté. Jaxom jeta un coup d’œil sur son chronomètre. Le voyage de F’lar avait duré ; les quinze minutes entières que les dragons pouvaient supporter sans oxygène. La soute était éclairée, mais pas assez pour distinguer si la couleur de Mnementh avait terni. Baissant les yeux sur Ruth, il ne vit aucun changement dans l’éclat de sa robe blanche.
Mission accomplie, dit-il. Tout le monde est rentré sans problèmes ?
C’est ce que dit Monarth. Heth…
Ruth hésita, et Jaxom se crispa d’appréhension.
Heth dit qu’ils sont tous rentrés, mais que plusieurs dragons ont une mauvaise couleur.
Si ce n’est que ça, un bon repas fera bien vite tout rentrer dans l’ordre. Et toi ?
Je me sens très bien. Nous avons très bien manœuvré. Jusqu’à présent.
Maintenant, il faut trouver un prétexte pour accompagner ceux du Buenos Aires, dit Jaxom en ôtant son casque.
Vous en trouverez bien un.
— Yohouuuu ! hurla F’lar avec exultation.
Jaxom en fut si stupéfait qu’il faillit s’envoler du dos de Ruth. Le dragon blanc, roulant des yeux ébaudis, tourna la tête et vit F’lar, quittant Mnementh, filer comme une flèche vers Lessa, non moins étonnée. Il la prit dans ses bras, et son élan les entraîna dans un lent tourbillon jusqu’à ce qu’ils se cognent dans Ramoth. La grande reine arqua le cou pour observer ce comportement extraordinaire.
— On a réussi ! Les dragons de Pern ont réussi ! hurla F’lar à pleins poumons en éclatant de rire.
— Vraiment, F’lar… dit Lessa, s’efforçant de retrouver son équilibre.
Mais Jaxom vit qu’elle souriait.
— Oui, c’est une victoire extraordinaire pour tous les Weyrs, reprit-elle. Une victoire magnifique ! Tu as tenu toutes tes promesses ! Bonne leçon pour les Forts et les Ateliers !
— En fait, Lessa, dit F’lar, reprenant son sérieux, nous n’avons pas tout à fait terminé. Les escadrilles de N’ton doivent encore transporter le troisième moteur. Puis il faudra attendre l’explosion, et voir si elle aura le résultat escompté.
Jaxom passa sa main sur ses lèvres. C’était parfois terrible de connaître l’avenir. Mais il savait que cette grande entreprise aurait une heureuse issue.
— Pas d’accidents dans vos escadrilles, Jaxom ? demanda F’lar.
— Quelques dragons décolorés…
— Ruth ne l’est pas, dit Lessa, scrutant le dragon blanc avec un sourire approbateur.
— Il dit que je l’ai bourré de nourriture. Lequel de nous deux annoncera la nouvelle à Siav ? demanda Jaxom avec un grand sourire.
— Tous les deux, dit F’lar, prenant Jaxom par les épaules pour s’approcher de la console. Vous savez, je n’ai pas vu vos escadrilles.
— Ni moi les vôtres, gloussa Jaxom. C’est que cette Faille est gigantesque, dit-il, ouvrant tout grands les bras. Nous avons trouvé une large corniche pour déposer notre moteur.
— Siav est déjà prévenu, dit Lessa. Je lui ai dit que vous étiez tous partis et que Mnementh restait en contact avec Ramoth. Curieusement, ajouta-t-elle en regardant Jaxom, elle n’a pas entendu Ruth.
— C’est bizarre, dit Jaxom, feignant la perplexité. Pourtant, Ramoth le reçoit bien d’habitude. C’est peut-être parce que nous étions à l’extrême nord de cette immense Faille.
— Ils arrivèrent à la console.
— Siav ? dit F’lar.
Vous avez réussi. Tout le monde est bien rentré ?
— Oui. Alors, doutez-vous toujours des capacités des dragons ? demanda F’lar avec un rire triomphal. Vous ne vouliez pas croire que les dragons pouvaient transporter ce qu’ils pensaient pouvoir.
— Et nous avons tout fait dans les délais, dit Jaxom. Mon équipe a déposé son moteur exactement là où vous vouliez. Sans problème !
— Vous méritez tous des compliments pour votre courage et votre audace.
— N’exagérez pas les flatteries, Siav, dit F’lar.
— Votre exploit est l’équivalent historique de la première bataille contre les Fils livrée par les premiers dragons de Pern. Votre nom sera immortalisé, au côté de ceux de Sean O’Connell, Sorka Hanrahan…
— Alors là, Siav, c’est ce que j’appelle exagérer, dit Jaxom. Vous êtes le seul à vous rappeler les noms de ces premiers combattants.
— En fait, Jaxom, dit F’lar avec un grand sourire, Sebell m’a montré les Archives restaurées de l’Atelier des Harpistes. Et les dix-huit chevaliers-dragons qui ont participé à la première Chute furent honorés à leur époque.
— Nous n’avons rencontré aucun des dangers que vous craigniez, reprit-il, s’adressant à Siav.
— Il est sage de se préparer à tout, dit Siav.
— Eh bien, c’est fait, nous avons réussi.
— Et vous méritez bien ça, dit Lessa, s’approchant avec une outre. Le meilleur cru de Benden, dit-elle la tendant à Jaxom avec un sourire plein de coquetterie.
Jaxom la regarda, étonné, puis sourit. Il était temps qu’elle le traite en adulte. Puis il lui prit l’outre des mains et la leva pour porter un toast.
— À tous les Weyrs de Pern !
— À nous, en ce jour de triomphe !
Jaxom but une longue rasade, puis passa l’outre à F’lar qui but à son tour avant de la rendre à Lessa. Tandis qu’elle la portait à ses lèvres, F’lar se tourna vers Jaxom.
— Vous leur avez bien dit d’ôter leurs combinaisons pour le voyage suivant ?
Comme prévu, les chevaliers-bruns les apporteront à N’ton au Weyr de Fort.
— Votre équipe a-t-elle bien disséminé ces parasites comme le voulait Siav ?
— Oui. Mirrim voulait ramener quelques échantillons d’ovoïdes vides, dit-il, avec un clin d’œil à Lessa.
Mais devant son air outré, il ajouta vivement :
— Je lui ai interdit de le faire.
— Encore combien de temps avant l’explosion, Siav ? demanda F’lar.
— Selon les jauges des réservoirs d’HNO3, l’écoulement continue. La corrosion se poursuit.
— Ce n’est pas une réponse, dit F’lar, fronçant les sourcils.
— Vous n’en saurez pas plus pour le moment, sourit Jaxom. Et il y a encore le transport du troisième moteur.
Ce qui lui posait un gros problème. Il avait désespérément besoin de parler à Siav en particulier, pour voir s’il avait une idée de la façon dont Jaxom pourrait s’insinuer dans les escadrilles de N’ton et faire accepter par les dragons les coordonnées de Ruth pour ce second saut temporel de cinq cents Révolutions dans le passé. Il savait qu’il avait réussi, puisque le second cratère existait à l’extrémité sud de la Faille. Jaxom s’était mis la cervelle à la torture chaque fois qu’il était seul avec Siav pour essayer de trouver une solution évitant de mettre N’ton au courant. Non que N’ton eût refusé ou qu’il ne fût pas discret, mais moins de gens connaîtraient cette remontés temporelle, mieux ça vaudrait. Lessa serait furieuse des risques encourus.
Il regarda donc autour de lui, et demanda :
— Nous sommes seuls sur le vaisseau, Lessa ?
— Oh non ! sourit-elle. Tous les autres sont dans la passerelle, l’œil collé au télescope dans l’espoir de voir l’explosion. Je leur ai pourtant dit qu’elle n’était pas pour tout de suite. Mais ils étaient sûrs de pouvoir apercevoir les escadrilles.
Cette remarque coupa le souffle à Jaxom, mais Lessa poursuivit sans y prêter attention :
— Bien sûr, ils n’ont rien vu. Parfois, même Fandarel ne comprend pas les grandes distances. Mais l’excitation d’aujourd’hui est partagée par tous.
— Il y a combien de temps que nous sommes rentrés ? demanda F’lar.
— Une vingtaine de minutes, répondit Jaxom. Les escadrilles de N’ton ne sont pas encore prêtes, F’lar. Quelqu’un a-t-il besoin de votre combinaison ?
— Je ne crois pas, mais pour plus de sûreté, je vais l’ôter. Pouvez-vous l’apporter sur le Buenos Aires pour le cas où on en aurait besoin ? dit F’lar, tendant son casque à Jaxom et se dévêtant de l’encombrant vêtement avec l’aide de Lessa. Puis il le donna à Jaxom en disant :
— Je vais rejoindre les autres dans la passerelle, et regarder N’ton.
Dès que les portes de l’ascenseur se furent refermées sur eux, Jaxom retourna à la console.
— Eh bien, Siav, comment vais-je faire pour partir avec N’ton ?
— Tout est arrangé, répliqua Siav, à sa grande surprise.
— Comment ?
— Vous avez l’esprit vif et astucieux. Vous avez déjà une raison de vous trouver sur le Buenos Aires. Vous saurez quoi faire le moment venu. Transférez-vous sur l’autre vaisseau.
— Alors comme ça, je saurai quoi faire le moment venu ? grommela Jaxom, jetant la combinaison de F’lar sur son épaule, et, les deux casques à la main, rejoignant Ruth.
Il se mit en selle, et, posant la combinaison de F’lar devant lui, perçut une forte odeur de transpiration. Curieux. Il ne transpirait pas comme ça pendant ses transferts.
N’ton dit qu’il faut sécher les combinaisons, et assortir les casques.
Les laver ?
Les chevaliers-dragons tendaient à une propreté méticuleuse, et endosser une combinaison trempée de sueur pouvait en dégoûter beaucoup.
Oui, peut-être qu’il faudra les laver. Je ne comprends pas ce qu’il y a avec les casques.
Il y eut une pause, pendant laquelle Ruth s’informa auprès de Monarth, le bronze de N’ton.
Ils ont oublié de remettre les combinaisons ensemble, dit Ruth, répétant des paroles qu’il ne comprenait manifestement pas. Et les casques se sont mélangés.
Combien de temps leur faudra-t-il pour les trier ?
Soudain, Jaxom eut une idée. Avec une centaine de combinaisons à assortir aux casques, cela pouvait prendre des heures. Il espérait que ça prendrait longtemps.
Monarth ne sait pas. N’ton n’est pas content.
Rassure Monarth et N’ton, s’il te plaît, Ruth. Parce que c’est très bien pour nous. Maintenant, nous pouvons nous transférer sur le Buenos Aires.
Il y avait deux verts et trois bleus dans la soute du Buenos Aires qui accueillirent Ruth avec une admiration respectueuse. Sachant que son dragon apprécierait leur attention déférente, Jaxom le laissa avec eux et prit l’ascenseur pour rejoindre la passerelle.
— Qu’est-ce qui retient les escadrilles de N’ton ? demanda Fandarel. Quel splendide spectacle que tous ces dragons soulevant les moteurs comme si c’étaient de simples sacs de pierre de feu ! Siav nous a informés que tout s’est bien passé. Mais pourquoi N’ton n’est-il pas là ?
— Parce que personne n’a pensé à remettre ensemble casque et combinaison.
Puis, réalisant qu’il devait aussi avoir l’air soucieux, il fronça les sourcils.
— Ce ne devrait pas être trop grave, ajouta-t-il d’un ton pensif en se dirigeant vers la console. Siav, il y a un délai inattendu. Les casques n’ont pas été remis avec les combinaisons, et il faut les réassortir.
— Ce pourrait être ennuyeux si le délai se prolonge.
— Nous avons décollé il y a trois quarts d’heure. D’ici combien de temps faudra-t-il de nouvelles coordonnées stellaires à N’ton ? Ce serait désastreux qu’il arrive au mauvais moment et que son moteur explose prématurément ou trop tard.
Puisque Siav voulait que Jaxom se serve de sa matière grise, il espérait que Siav comprenait où il voulait en venir.
— En effet. Il faut reprogrammer.
Des configurations stellaires se mirent à défiler sur l’écran.
— Si le délai se prolonge, la carte du ciel sera légèrement différente.
— Ça va poser un problème ? demanda Fandarel.
Jaxom adressa un sourire rassurant au Maître Forgeron et à tous ceux qui se trouvaient dans la passerelle : le Maître Mineur Nicat, Maître Idarolan, Jancis et Piemur. Jaxom aurait préféré que Piemur ne soit pas là ; ils se connaissaient trop bien.
— Rien d’insurmontable. Comme vous l’avez entendu, Siav est déjà en train de reprogrammer les coordonnées. Je vais en informer F’lar et Lessa.
De tous les assistants présents dans les trois passerelles, Jaxom fut le seul à se féliciter du délai de quatre heures qu’il fallut à N’ton et ses escadrilles pour être fin prêts. Heureusement que N’ton était toujours calme et détendu, car cela avait mis sa patience à l’épreuve.
Monarth dit qu’ils sont prêts. Ramoth dit qu’ils doivent vous demander les nouvelles configurations stellaires que Siav vous affiche pour les transmettre à Monarth.
Au même instant, les nouvelles coordonnées parurent sur l’écran. C’étaient, comme Jaxom le savait, les positions des étoiles cinq cents Révolutions plus tôt.
— Lessa, dit Jaxom, activant la communication avec le Yokohama. J’ai les nouvelles coordonnées visuelles. Je vais les transmettre à N’ton. Ramoth peut-elle leur dire de se transférer ici dans cinq minutes ? Il faut que je rejoigne Ruth dans la soute.
— Contentez-vous de donner les coordonnées à N’ton, dit Lessa.
— C’est bien mon intention, mentit Jaxom. Fandarel, séparation dans cinq minutes ?
Le forgeron hocha la tête avec enthousiasme, car l’attente avait énervé tout le monde.
On y va ? dit Ruth, roulant les yeux avec excitation.
Nous ne sommes pas obligés, tu sais, dit Jaxom. Lessa nous demande simplement de transmettre les coordonnées à N’ton…
Il ne put s’empêcher de rire de l’air déçu de son dragon. Il monta et coiffa son casque, ajoutant : Ils peuvent partir seuls en toute sécurité… Mais disons que tu les auras accompagnés par erreur. Tu te sens bien ?
Je me suis reposé, et c’est le saut temporel le plus court, non ?
Je l’espère.
Pour sa part, après la tension du premier voyage temporel, le souci de savoir comment se joindre aux escadrilles de N’ton, et la longue attente, Jaxom se sentait assez fatigué, chose qu’il dissimula soigneusement à son dragon.
Monarth arrive ! dit Ruth, très excité.
— Fandarel, vous les voyez ? demanda Jaxom par le micro du casque.
— Oui. C’est magnifique. J’ai donné à Evan l’ordre de séparation.
Ruth, allons à la poupe.
Jaxom prit une profonde inspiration, mais le transfert par l’Interstice fut si rapide qu’il n’avait pas encore terminé quand Ruth émergea à la poupe. Monarth et N’ton étaient à côté d’eux, et au-dessous, les bronzes de Fort, Telgar, Ista, et des Hautes Terres s’alignaient le long des poutrelles supérieures.
Jaxom visualisa la carte du ciel. Présente mes compliments à Monarth et N’ton, et demande à Monarth de recevoir de toi ses coordonées.
N’ton salua Jaxom, qui lui rendit son salut.
Monarth dit de partir !
Ils partirent donc. Le froid de l’Interstice pénétra Jaxom à travers l’épaisse combinaison, et il réalisa qu’il haletait ; il se força à respirer régulièrement.
Je suis là, lui dit Ruth, rassurant.
Comme toujours, répondit Jaxom, continuant à compter ses respirations. Dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux.
Et ils surgirent, planant à quelques pouces de la surface de L’Étoile Rouge, à l’extrémité sud de la Faille.
Monarth demande où est le cratère ?
Dis-lui que Siav a choisi cet endroit et que nous devons y déposer le moteur. Nous n’avons pas le temps de chercher ce maudit cratère !
Jaxom se tourna vers N’ton qui le regardait, les bras levés en signe d’interrogation. Jaxom haussa les épaules, exaspéré.
Monarth dit que N’ton comprend. Ils passent à l’action.
N’ton fit signe aux dragons auxiliaires de commencer à semer les parasites, puis dirigea la manœuvre pour positionner l’énorme moteur dans la Faille. Tout se passa bien et fut terminé en dix minutes.
N’ton attendit encore quelques instants, pour laisser souffler les bronzes, puis rappela les auxiliaires.
J’ai dit à Monarth que chacun doit rentrer à son propre weyr. Mais de ne pas mélanger les combinaisons et les casques cette fois, dit Ruth à Jaxom.
Je doute que nous ayons besoin de sitôt de deux cents combinaisons spatiales d’occasion, dit Jaxom, essayant de contenir son exaltation. Nous, nous devons retourner sur le Yokohama.
Je l’ai dit à Monarth. N’ton dit qu’il vous est reconnaissant et qu’il s’excuse du délai.
Dis-lui que tout est bien qui finit bien.
C’est vrai, tout s’est bien passé, dit Ruth. On rentre maintenant ?
Oui, avec plaisir !
De nouveau, le retour parut plus long que l’aller, bien qu’il n’en fût rien. Enfin, la pénombre réconfortante de la soute du Yokohama se referma sur eux. Et Ramoth et Mnementh les attaquèrent immédiatement.
Où j’étais ? dit Ruth, reculant devant l’air féroce de Ramoth et esquivant les ailes de Mnementh. Je vais bien, je vais bien. Jaxom aussi. Il ne m’a pas dit de ne pas partir !
— Jaxom ! rugit F’lar, à l’instant où il émergea de l’ascenseur, Lessa sur les talons.
Jaxom ôta son casque.
— Eh oui, nous y sommes allés aussi, dit-il, élevant la voix pour dominer la colère des Chefs du Weyr de Benden. La couleur de Ruth n’a pas changé. Ce n’est pas sa faute. J’ai oublié de lui dire de ne pas suivre Monarth. Mais la mission est accomplie ! Et une bonne rasade de Benden ne me ferait pas de mal, Lessa, si vous permettez…
Il parlait sans trace de regret ou d’excuse, trop fatigué pour se soucier du respect qu’il devait aux Chefs du Weyr. Il commença à déboucler sa combinaison, sachant qu’ils étaient encore furieux et espérant que ça leur passerait bientôt.
— Tenez, je vais vous aider, dit F’lar, inopinément. Lessa, ce Seigneur mérite bien une rasade de Benden !
Jaxom lança un regard perçant à F’lar, puis sourit. Enfin, il était arrivé à l’âge d’homme, ici, dans la soute du Yokohama.